La bataille des génériques. Acte I : les génériqueurs

Teva Pharmaceuticals et Sandoz, les deux premiers mondiaux des médicaments génériques ont eu une fin d’année très dense. Et pour cause, les deux sociétés sont en pleine digestion de leurs achats de 2005, l’acquisition d’Ivax pour la première et les acquisitions d’Eon Labs et de Hexal pour la seconde. Situation symptomatique d’un secteur en consolidation, qui ne représente encore qu’une petite partie du secteur pharmaceutique – soit environ 10 % –, mais qui peut s’enorgueillir d’une croissance annoncée de 10 à 15 % par an.

Autant dire que la mariée est belle et les prétendants nombreux. Même si le nombre de médicaments classiques dont le brevet est en fin de parcours s’amenuise, la rentabilité reste difficile à atteindre et la concurrence est de plus en plus dure. « A partir de 2010, peu de brevets importants arriveront à échéance. D’ici à huit ans, le marché des génériques sera mature », souligne Thierry Hoffmann, le président de Ranbaxy Pharmacie Génériques (RPG).

Les « génériqueurs » qui veulent tirer leur épingle du jeu doivent donc trouver de nouveaux relais de croissance, via le développement de molécules innovantes ou bien de génériques à valeur ajoutée. Autres métiers, autres compétences et des investissements en R & D qui grimpent... Qui aura les épaules assez solides pour réussir sa mutation, les filiales de grands groupes pharmaceutiques, comme Sandoz liée au groupe suisse Novartis, ou bien les « purs » génériqueurs comme l’israélien Teva ? Dans la course à la consolidation, ces deux-là ont déjà offert un joli feuilleton en 2005. En février, Sandoz ravissait la place de numéro 1 mondial à Teva grâce aux acquisitions de l’allemand Hexal et de l’américain Eon Labs. Quelques mois plus tard, Teva ripostait avec l’achat de l’américain Ivax. Deux opérations qui ont nécessité des investissements de plus de 7 milliards de dollars chacune.

Les annonces vont continuer, sans doute pour des montants moindres, car ce sont près de 150 entreprises qui se partagent le marché mondial des génériques, estimé à quelque 58 milliards de dollars. La masse critique est essentielle pour arriver à survivre sur un marché à faible marge, qui, de plus, se caractérise par une concurrence féroce.

D’autant que la pression des autorités de tutelle sur les prix s’accroît. « L’érosion des prix pèse sur les résultats des entreprises de génériques qui sont souvent encore jeunes. Elle représente un gros risque pour ce tissu industriel », estime Didier Barret, directeur Europe de Merck Generics. En France, en 2004, seules deux des trois premières sociétés du classement ont présenté un résultat net positif : Merck Génériques et Sandoz.

Les brevets nerf de la guerre

Les opérations d’acquisitions permettent également d’entrer plus rapidement sur un marché. « Il faut compter au minimum deux ans en croissance organique pour atteindre 60 références et être un acteur de poids. Une acquisition assure d’emblée cette masse critique », analyse Thierry Hoffmann. L’ enjeu est de taille. Selon la société d’études IMS, le marché mondial devrait atteindre 95 milliards de dollars en 2008. Huit médicaments majeurs à plus d’un milliard de dollars de chiffre d’affaires aux États-Unis sont d’ores et déjà – ou vont tomber – dans le domaine public entre 2005 et 2007 : quatre commercialisés par Pfizer (Viagra, Zithromax, Norvasc et Zyrtec), les autres par Merck & Co (Zocor, un blockbuster à plus de 4 milliards de dollars de chiffre d’affaires), BMS (Pravachol), GSK (Zofran) et Sanofi Aventis (Ambien).

Bien avant que les brevets de ces médicaments ne tombent dans le domaine public, c’est déjà la course pour les génériqueurs. Le premier arrivé sur le marché s’octroie une position dominante. Le but du jeu est d’être présent dans les officines le jour qui suit l’expiration du brevet. La rapidité est l’un des mots clés de ce secteur où les cycles de vie des produits ne sont que de deux ans.

Pour être certain qu’aucun autre brevet en cours ne puisse gêner la commercialisation du générique, un énorme travail de propriété intellectuelle est par ailleurs réalisé. « Les développements sont beaucoup plus complexes avec beaucoup de brevets déposés autour des procédés et de la synthèse de matières premières », souligne Didier Barret. La force de ces équipes de propriété intellectuelle est également de traquer tout point faible d’un brevet existant aux États-Unis. Car la législation américaine accorde une exclusivité de 180 jours au premier génériqueur qui parvient à convaincre la justice de son bon droit à copier une molécule. Un « jackpot » en perspective pour l’heureux vainqueur formidablement rémunérateur et à fort impact psychologique pour le consommateur. Ce fut le cas en janvier 2005 pour le Fosamax, un traitement de l’ostéoporose, pour lequel une cour d’appel américaine a refusé à Merck & Co, détenteur du brevet, une extension jusqu’en 2008.

Mais en contrepartie, les revers judiciaires sont redoutables. « Pour ces actions en justice, les budgets sont énormes des deux côtés. Teva a plusieurs centaines de procès en cours dans le monde », explique Francis Ahner, du cabinet de propriété industrielle Regimbeau.

Au-delà de ces combats devant les tribunaux, certains groupes pharmaceutiques veulent couper l’herbe sous le pied des génériqueurs en investissant euxmêmes dans cette activité.

« Le déficit d’innovation des grands groupes et la pression sur les prix des autorités de tutelle poussent les génériques à prendre de plus en plus de place dans l’activité des laboratoires pharmaceutiques », souligne Marc Letellier, responsable des activités santé chez Alcimed.

A l’inverse, les entreprises de génériques investissent dans la R & D pour développer des produits innovants ou proposer des génériques à plus forte valeur ajoutée, avec par exemple un meilleur système de délivrance. Ces « génériques plus » représentent des relais de croissance face aux génériques classiques. « Dans ce cas, l’investissement en nouvelles formes galéniques est une phase d’apprentissage pour les purs génériqueurs avant la commercialisation de produits issus de leurs propres recherches », estime Thierry Hoffmann. Ce qui va de pair avec d’autres métiers et d’autres niveaux d’investissement pour les purs génériqueurs.

Certaines entreprises sont déjà bien avancées dans le développement de ces molécules innovantes. Teva développe une gamme de médicaments issus de sa recherche en particulier dans les maladies du système nerveux central et les maladies auto-immunes. Avec l’acquisition d’Ivax, il s’octroie des compétences également dans les maladies respiratoires. Teva a déjà commercialisé un médicament issu de sa propre recherche, et un second vient d’obtenir l’approbation des autorités réglementaires en Europe et en Israël. Mais le ticket d’entrée est important. Le groupe israélien possède trois centres de recherche et a dépensé 7,41 % de son chiffre d’affaires 2004 dans ses activités de recherche et développement. Le génériqueur indien Ranbaxy, lui, affichait en 2004 un budget recherche et développement de 7 % de son chiffre d’affaires et se donne pour objectif d’atteindre 9 à 10 % en 2007. Ses efforts lui permettent d’afficher un portefeuille d’une dizaine de produits en essais cliniques. Il compte ainsi atteindre d’ici à sept ans un chiffre d’affaires de 5 milliards de dollars, dont une partie significative proviendrait de ces produits propriétaires de prescription.

L’avenir sera dans les biosimilaires

« L’année 2007 signera la fin de l’ère des blockbusters chimiques. Mais une nouvelle voie de développement s’offre aux laboratoires, celle des biosimilaires, génériques de produits issus des biotechnologies », souligne Adrien Lemoine, responsable de mission biotech de la société de conseil Alcimed.

Certains génériqueurs ont déjà déposé des dossiers mais ils se heurtent à l’absence de réglementation. Par exemple, Sandoz vient de lancer son hormone de croissance humaine recombinante, Omnitrope, en Australie, suite à l’approbation de son dossier en octobre 2004. Mais il n’a pas pu le faire aux États-Unis, alors qu’il avait déposé une demande d’autorisation de mise sur le marché en juillet 2003. La FDA (Food and Drug Administration) vient de se déclarer non compétente sur ce sujet et travaille sur les règles à appliquer à ces produits.

L’Agence européenne du médicament (EMEA) est, de fait, en avance sur son homologue américaine. Un cadre législatif et réglementaire assez général a été adopté en septembre 2005. Ses six lignes directrices devraient être adoptées et entrer en vigueur au premier semestre 2006. Dans l’intervalle, rien n’empêche le dépôt de dossiers auprès de l’agence.

« Trois demandes d’autorisation de mises sur le marché ont été faites. Nous avons reçu aussi beaucoup de demandes d’avis scientifiques et nous encourageons les firmes à s’inscrire dans cette démarche », souligne Martin Harvey, porte-parole de l’EMEA. L’Agence devrait donc donner un avis sur ces premiers dossiers fin 2006 ou en 2007, selon le nombre d’allerretour des dossiers entre l’EMEA et la société concernée.

Les industriels réclament à hauts cris les nouvelles règles. Elles sont indispensables car la production du médicament issu des biotechnologies n’a rien à voir avec celle de la molécule chimique. En effet, la voie biologique utilise des cellules modifiées génétiquement en environnement confiné.

A l’arrivée, le produit n’est pas considéré comme identique au produit copié mais comme similaire. « Ces biosimilaires nécessitent de gros investissements, car ce sont à 95 % des protéines et peptides injectables, très complexes à fabriquer. Toutefois les firmes de génériques peuvent s’adresser à des sociétés de services, les “Contract Manufacturing Organization (CMO)”, qui offrent des capacités de production de produits biologiques, telles que Boehringer Ingelheim ou Lonza », indique Adrien Lemoine.

Déjà, certains brevets sont tombés dans le domaine public : l’insuline de Lilly, l’interféron alpha de Schering-Plough, les EPO d’Amgen. A eux seuls, ils représentent un chiffre d’affaires de près de 7 milliards de dollars. Et d’autres vont suivre. Les biosimilaires seront donc la prochaine manne financière. Plusieurs génériqueurs se sont positionnés. Ainsi Teva s’est offert les compétences technologiques du californien Sicor en janvier 2004 pour 3,4 milliards de dollars. L’allemand Ratiopharm a dédié sa filiale BioGeneriX au développement des biosimilaires et les capacités de production de ces médicaments à une autre filiale, Merckle Biotec (créée en 2004).

Qui de la filiale d’un groupe pharmaceutique ou du pur génériqueur est le mieux placé pour tirer son épingle du jeu ? La première peut compter sur les savoir-faire technologiques et cliniques apportés par la maison mère. En revanche, le pur génériqueur a, lui, une forte culture de maîtrise des coûts et des matières premières. « Ce qui compte avant tout, c’est une approche professionnelle de ce métier. tre filiale d’un grand groupe pharmaceutique comporte des atouts, mais ce n’est pas une garantie de succès face aux purs génériqueurs », tempère Didier Barret. Si les purs génériqueurs développent des molécules innovantes et les groupes pharmaceutiques investissent dans les génériques, la frontière entre les deux types d’acteurs ne tardera pas à s’amenuiser. L’affrontement en sera encore plus dur.

Les génériqueurs indiens arrivent en Europe

Que ce soit Ranbaxy, numéro 1 des génériques en Inde, ou bien ses challengers Cipla et Dr. Reedy’s Laboratories, tous ont besoin de se déployer. Ranbaxy n’a pas attendu le dernier moment pour se positionner à l’international. Ses ventes en Inde ne représentent que 18 % de son chiffre d’affaires 2004. En France, Ranbaxy a acquis RPG, l’activité génériques d’Aventis, en décembre 2003. Ces derniers mois, deux autres entreprises indiennes ont renforcé leur présence européenne via des acquisitions. Matrix s’est offert 95 % des actions du belge Docpharma en octobre. Tandis que son compatriote Torrent Pharmaceuticals a acheté cet été Heumann Pharma Generics, filiale allemande du groupe américain Pfizer.

Les entreprises indiennes arrivent en Europe avec des atouts. Pour Thierry Hoffmann, président du laboratoire RPG (Ranbaxy Pharmacie Génériques), leur force n’est pas tant au niveau du coût de la main-d’œuvre que du résultat d’une intégration de la synthèse des matières premières. « Les principes actifs représentent 80 % du prix du médicament », observe-t-il. Autre avantage compétitif : l’Inde a déjà commercialisé quelques génériques de produits issus des biotechnologies comme l’hormone de croissance par exemple, ce qui lui donne une expérience de production et de commercialisation dans ce domaine très particulier. « Les entreprises indiennes seront donc prêtes à attaquer très vite quand le feu vert des autorités réglementaires sera donné », remarque Adrien Lemoine, responsable de mission biotech chez Alcimed.